Ni Emmanuel Macron ni Marine Le Pen ne séduisent la Seine-Saint-Denis
A 39 ans, l’entraîneur de boxe Kab Thiam n’a voté qu’à deux reprises dans sa vie: pour Jacques Chirac au second tour de la présidentielle de 2002 après la qualification surprise du frontiste Jean-Marie Le Pen et dimanche dernier pour le candidat de la France insoumise, Jean-Luc Mélenchon.
Ce dernier désormais éliminé, Kab Thiam ne compte pas se rendre aux urnes le 24 avril pour départager la candidate d’extrême droite Marine Le Pen et le président sortant Emmanuel Macron.
« Pour moi, Macron et Le Pen c’est la même chose, ils partagent les mêmes idées », a déclaré Kab Thiam après un entraînement de boxe dans la salle Mohamed Ali de Bobigny, en Seine-Saint-Denis.
Les électeurs de ce département, le plus pauvre du pays et où la population immigrée dépasse les 30%, ont placé Jean-Luc Mélenchon largement en tête au premier tour dimanche dernier, le candidat insoumis y ayant emporté 49,09% des suffrages. A Bobigny, il a même recueilli près de 60% des voix.
Après la troisième place obtenue par Jean-Luc Mélenchon à l’échelle nationale, les suffrages de ses électeurs sont désormais âprement convoités par les deux finalistes.
Il y a cinq ans, le candidat de la République en Marche avait récolté 79% des voix au second tour en Seine-Saint-Denis, contre 66% au national.
Mais la mobilisation de cet électorat pour le match retour entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen est une « grande incertitude », estime Jean-Yves Dormagen, professeur à l’Université de Montpellier.
« Emmanuel Macron divise dans ces quartiers parce qu’il est vu comme étant de droite et en faveur des riches. Marine Le Pen est moins effrayante que son père. Elle a tout fait pour adoucir son discours sur le sujet identitaire et donc elle est perçue comme raisonnable et moins raciste », a-t-il déclaré.
Au premier tour de la présidentielle, le taux d’abstention s’est établi en Seine-Saint-Denis à 30,22% des inscrits sur les listes électorales selon les données du ministère de l’Intérieur, contre 26,31% au niveau national.
Une analyse des résultats du premier tour de l’élection présidentielle réalisée par Reuters montre qu’Emmanuel Macron a eu du mal à obtenir le soutien des régions où se concentre une population dont le pouvoir d’achat est le plus durement affecté par la hausse de l’inflation..
Pour l’heure, tous les sondages sur les intentions de vote pour le second tour donnent néanmoins le chef de l’Etat gagnant.
« CHOISIR ENTRE LA PESTE ET LE CHOLÉRA »
Sami Mahdjoub, qui emmène son fils boxer à Bobigny, se souvient qu’enfant ses parents évoquaient le nom de Jean-Marie Le Pen pour le persuader de bien se tenir, autrement il serait expulsé de France.
A l’inverse de ses parents, ce Franco-Algérien de 38 ans ne perçoit pas le nom des Le Pen comme une réelle menace.
« Je n’écoute pas ce que (Marine Le Pen) dit, je regarde ce qu’il me reste dans les poches et avec Macron, elles sont vides », a déclaré Sami Mahdjoub.
« Est-ce qu’avec (Marine) Le Pen, ce sera mieux? Je ne sais pas », a-t-il ajouté.
Jean-Luc Mélenchon, qui a appelé ses électeurs « à ne pas donner une seule voix à Madame Le Pen », sans pour autant apporter un soutien officiel au président sortant, a lancé une consultation en ligne pour le second tour pour que ses électeurs décident d’une ligne claire entre voter Emmanuel Macron, voter blanc ou nul, ou s’abstenir.
Sabine Rubin, députée de la France insoumise en Seine-Saint-Denis, a déclaré qu’elle comprenait pourquoi les électeurs pouvaient hésiter à voter pour Emmanuel Macron.
« Ils voient les services publics disparaître, leur propre pouvoir d’achat baisser (…) l’abandon de ces quartiers n’est pas nouveau mais maintenant il y a du mépris en plus », a-t-elle dit, citant Emmanuel Macron qui avait déclaré en 2018 à un jeune chômeur qu’il suffisait de « traverser la rue » pour trouver du travail.
Mais, pour beaucoup, il est essentiel de faire barrage à l’extrême droite.
Emma D’Angelo a envisagé de brûler sa carte d’électeur après les résultats du premier tour. Depuis, cette habitante de Bondy et électrice de Jean-Luc Mélenchon s’est faite à l’idée de voter Emmanuel Macron.
« Pour les étudiants, c’est comme choisir entre la peste et le choléra. On ne va rien attendre de lui. On va voter pour lui parce qu’on n’a pas le choix, parce qu’il est hors de question que Marine Le Pen passe », a déclaré la jeune femme de 22 ans, qui postule à plusieurs masters.
Carlos Tavares, un autre coach de la salle de boxe Mohamed Ali, dit avoir grandi avec la peur de Le Pen et des « skinheads ». Il ne comprend pas que certains de ses amis préfèrent s’abstenir plutôt que de faire barrage à l’extrême droite.
« Voter blanc ou s’abstenir, mais on fait le jeu de qui? De Marine Le Pen. C’est aberrant (…) c’est grave et ça fait peur », a-t-il déclaré.
(Reportage Layli Foroudi et Lea Guedj, version française Laetitia Volga, édité par Jean-Michel Bélot)