Le marché des Treasuries dans le viseur des « justiciers obligataires »
NEW YORK (Reuters) – Les inquiétudes croissantes des investisseurs obligataires concernant les dépenses du gouvernement américain et l’explosion de son déficit budgétaire contribuent à la vente massive de titres souverains, qui a fait chuter les prix des Treasuries à leur niveau le plus bas depuis 17 ans.
Les « justiciers obligataires » (« bond vigilantes »), qui punissent les gouvernements prodigues en vendant leurs obligations, étaient caractéristiques des marchés des années 1990, lorsque les inquiétudes concernant les dépenses fédérales américaines ont fait grimper les rendements des Treasuries à 8%.
Or, l’augmentation du déficit du gouvernement américain et l’émission massive de dette pour couvrir ces dépenses a inquiété les investisseurs et remis en lumière le concept.
L’agence de notation Fitch a récemment abaissé la note de crédit des Etats-Unis en prévoyant que le déficit américain passerait de 3,7% du produit intérieur brut (PIB) en 2022 à 6,3% cette année, en raison de l’augmentation des coûts du service de la dette, des nouvelles dépenses et de la baisse des recettes fédérales.
La trajectoire restrictive de la Réserve fédérale a été le principal catalyseur de la hausse des rendements, mais les acteurs de marché attribuent une partie de la chute des titres à plus long terme aux investisseurs inquiets de l’augmentation des dépenses.
Le rendement des bons du Trésor américain à 30 ans a atteint 5% mercredi, pour la première fois depuis 2007, avant de se stabiliser.
« Si les dépenses publiques ne diminuent pas maintenant, l’ampleur des déficits en cas de nouvelle récession interroge, dans le contexte d’une offre (de titres du Trésor) importante », remarque Gene Tannuzzo, responsable obligataire mondial chez Columbia Threadneedle.
Les inquiétudes budgétaires se sont accrues depuis l’été, lorsque le Trésor a annoncé son intention d’augmenter ses émissions de dette.
Selon les estimations du groupe Apollo, le volume des adjudications du Trésor augmentera en moyenne de 23% en 2024, toutes échéances confondues. En parallèle, la Fed poursuit son « resserrement quantitatif » en diminuant la taille de son bilan, devenu colossal avec les achats massifs de titres réalisés en 2020.
Le déficit fédéral a augmenté de 156% en 2023 en raison de la baisse des recettes publiques due à la diminution des gains en capital et des primes salariales, ainsi qu’à la forte augmentation des remboursements d’impôts, a déclaré le département du Trésor. Les dépenses publiques ont augmenté de 10% au cours de la même période, en raison de l’augmentation des paiements de sécurité sociale et des dépenses liées à la dette.
« Les charges d’intérêt à elles seules augmentent à un rythme qui n’est pas soutenable », souligne Jake Remley, de la société de gestion d’actifs Income Research and Management, basée à Boston.
Le stratège Ed Yardeni, qui a inventé le terme « bond vigilantes » au début des années 1980, a enfoncé le clou.
« Les justiciers obligataires ont contesté les politiques de (la secrétaire au Trésor Janet) Yellen en propulsant les rendements à des niveaux qui menacent de créer une crise de la dette », a-t-il déclaré dans un article d’opinion publié mercredi par le Financial Times. « Dans ce scénario, les rendements élevés évincent le secteur privé (des marchés de capitaux) et déclenchent un resserrement du crédit et une récession. »
L’année dernière, les investisseurs obligataires ont forcé un revirement politique au Royaume-Uni après qu’un plan de réduction des impôts a fait grimper en flèche les coûts d’emprunt, montrant ainsi que les justiciers obligataires restent une force avec laquelle il faut compter.
Cependant, tous les investisseurs ne croient pas que les justiciers seront en mesure de faire bouger le marché de 25.000 milliards de dollars du Trésor.
Le célèbre investisseur obligataire Bill Gross, cofondateur de PIMCO, a déclaré que les justiciers obligataires n’auront qu’un impact limité, étant donné le rôle plus important de la Fed sur les marchés.
Les investisseurs obligataires « sont des pions plutôt impuissants dans ce jeu d’échecs des taux d’intérêt », a-t-il déclaré à Reuters par courriel. « Les puissants rois (la Fed) et reines (le Trésor) contrôlent l’échiquier à travers l’inflation et l’énorme offre de bons du Trésor, ce qui pourrait conduire à un échec et mat en cas de rendements plus élevés et des prix des actions plus bas ».
Greg Whiteley, gestionnaire de portefeuille chez DoubleLine, estime que les inquiétudes concernant les taux, plutôt que les émissions de Treasuries, sont le principal moteur de la chute des prix. Selon lui, certains gérants de fonds attendent un pic des rendements avant d’intervenir.
« Les finances du gouvernement sont en désordre, mais ce n’est pas la raison principale des ventes obligataires actuellement », a-t-il déclaré.
Le récent repli a ramené les rendements à leur niveau d’avant la crise financière, ce qui a renforcé l’attrait des obligations dans leur ensemble et soutenu les performances pour les investisseurs, a déclaré Robert Tipp, stratège en chef des investissements et responsable des obligations mondiales chez PGIM.
(Reportage David Randall, Davide Barbuscia, version française Corentin Chappron, édité par Blandine Hénault)