Une solidarité sans faille des chrétiens du Proche Orient avec les personnes souffrantes
Paul Haidostian, président de l’Union des Églises évangéliques arméniennes du Proche Orient (UAECNE) et une voix forte des communautés chrétiennes arméniennes et du Proche Orient, a participé sur invitation de l’EERS au Synode d’automne les 4 et 5 novembre. Dans son discours devant le synode, Paul Haidostian a souligné que l’intégrité et le témoignage chrétiens sont cruciaux, notamment en raison de la situation actuelle dans le Haut-Karabagh et des défis auxquels sont confrontées les communautés chrétiennes au Proche Orient. Il a remis à la présidente Rita Famos une médaille du centenaire de l’UAECNE en guise de remerciement pour son hospitalité et le soutien de la part de l’EERS.
Révérend Paul Haidostian, Ph.D. Berne, le 4 novembre 2024 Intervention au Synode de l’Église protestante évangélique de Suisse (EERS)
Témoignage chrétien en Arménie et dans le Moyen-Orient : le cas du Haut-Karabakh et autres luttes en faveur de l’intégrité
Alors que les Églises de notre région moyen-orientale, qui s’étend jusqu’en Arménie, continuent de subir des malheurs parfois catastrophiques, nous sommes appelés, en tant que chrétiennes et que chrétiens, à réfléchir non seulement à ce dont nous sommes les témoins, mais aussi à qui nous rendons témoignage en tant qu’Église. Le premier aspect a sans doute trait à la réalité sociopolitique ou économique et le second est clairement un appel spirituel.
L’Église fléchit si elle se contente d’être l’un des témoins des évolutions du monde, d’en prendre acte et de procéder à de simples ajustements, alors qu’elle est appelée à prendre de la hauteur et à témoigner activement de l’Évangile du Christ, de la Bonne Nouvelle du salut qui va souvent à contre-courant de la culture ambiante. De même, l’Église échoue dans son effort à témoigner du Christ en son sein si elle se positionne en simple spectatrice et analyste des réalités extérieures qui l’entourent, tant à l’échelle locale que mondiale.
Nous devrions nous demander régulièrement quelle est notre mission. Quel est le lien entre notre mission et la mission et les commandements que nous a laissés le Christ ? Aujourd’hui, sommes-nous réellement envoyés vers le monde pour y apporter la Bonne Nouvelle du Christ ou sommes-nous devenus les gardiens de nos propres intérêts ? Sommes-nous en mission extérieure ou satisfaits de nous-mêmes ? Partageons-nous la Bonne Nouvelle ou donnons-nous de nos nouvelles ? Ou ces affirmations et ces questions se réduisent-elles à de pures habitudes, à des symboles et à des marqueurs de notre identité chrétienne mondialisée ?
Le Moyen-Orient
Le Moyen-Orient, berceau de nombreuses civilisations et lieu de naissance géographique de notre foi chrétienne, continue d’être fortement mis sous pression à plusieurs niveaux. Cependant, il lutte non seulement pour maintenir la foi traditionnelle, mais aussi pour rester dans la vérité par rapport à la mission centrale de l’Église.
Une question essentielle me taraude souvent : nous qui, au Moyen-Orient, connaissons la perte et le deuil consécutifs à la guerre, devrions-nous attendre que la bienveillance jaillisse de l’extérieur, chercher en quelque sorte la miséricorde et la pitié, ou sommes-nous aussi appelés, en tant qu’Église, à exercer un ministère dans le monde à partir de notre peine et de notre faiblesse ? Après tout, la mission est un envoi en territoire inconnu au nom du Seigneur qui s’est fait homme pour la Bonne Nouvelle, bien plus que la simple expression d’une foi confortable avec tous ses avantages.
L’Église du Moyen-Orient est marquée d’un côté par son profond enracinement dans une foi qui valorise la réalité de Jésus tant sur le plan théologique que social, de l’autre côté par son lien historique avec les terres que Jésus lui-même a foulées et que les apôtres ont parcourues et évangélisées. Et même si l’esprit postmoderne n’apprécie pas forcément l’idée de martyre, les terres dont nous parlons témoignent aussi du martyre, du déracinement forcé et du prix payé par les disciples tout au long de l’histoire, depuis Étienne, le premier martyr biblique à Jérusalem, jusqu’aux morts tragiques de maintenant.
Cet état d’esprit partagé par les chrétiennes et les chrétiens du Moyen-Orient est porteur de fierté à l’évocation de l’histoire foisonnante d’une civilisation socioreligieuse chrétienne qui a rayonné aux quatre coins du monde. C’est aussi le reflet d’une capacité à coexister résolument, depuis plusieurs siècles, avec différentes religions et cultures, y compris face à l’hégémonie et à l’oppression. Ce constat est particulièrement vrai dans le cas de l’Arménie, au nord du Moyen-Orient géographique, qui, en tant que nation, a adopté le christianisme plus tôt que beaucoup d’autres. Malheureusement, la victimisation fait aussi partie de cette mémoire du temps et elle ressort particulièrement pendant les crises et les guerres du fait de l’émigration, de l’assimilation forcée et des génocides. Le déclin dramatique de la population chrétienne au Moyen-Orient ainsi que sur les anciens territoires ottomans est douloureux à chiffrer. Depuis quelques siècles, le scénario se répète à chaque guerre : églises fermées ou démolies, terres usurpées, droits retirés, cultures anéanties et régions vidées de leur population chrétienne. Les cultures et les groupes ethniques non chrétiens – syriaques, chaldéens, arméniens, yézidis et kurdes – sont tout aussi touchés.
Par exemple, si l’on estime qu’en 1914 l’Empire ottoman comptait au moins deux millions d’Arméniennes et d’Arméniens et que la croissance démographique annuelle moyenne est de 1,5 %, aujourd’hui, la population arménienne devrait avoir dépassé les 30 millions. Or, les génocides et l’islamisation forcée ont radicalement jugulé cette croissance. De tels freins sont légion pour les Arméniennes et les Arméniens et pour d’autres groupes ethniques et religieux.
L’amitié bien attestée entre les missions protestantes de Suisse et les Églises arméniennes en témoigne. Les Suisses, et principalement les protestants, ont été témoins non seulement de notre calvaire, mais aussi de la bonté de Dieu tout au long des tragédies que nous avons traversées.
La présence suisse durant le siècle passé a été très appréciée et elle est profondément inscrite dans la mémoire des Arméniennes et des Arméniens, ce dont plusieurs institutions arméniennes au Liban témoignent encore aujourd’hui.
Réflexion personnelle
Permettez-moi de tirer un exemple de mon expérience personnelle. L’église que je fréquente, qui a été fondée en 1922 par des survivants du génocide, se trouve dans le quartier d’Achrafieh au centre de Beyrouth. Ce sanctuaire a été bâti sur une colline en surplomb du port de Beyrouth et achevé en 1932. La cloche de l’église, qui sonne chaque dimanche une demi-heure avant la célébration, a été offerte en 1936 par les Amis suisses des Arméniens et remise par Karl Mayer et Jacob Künzler, les dévoués représentants de cette fédération.
La cloche a sonné pendant des années pour avertir les gens des alentours qu’il était l’heure de venir prier. Maintenant, elle rappelle à celles et ceux qui habitent au-delà du quartier qu’il ne suffit pas de savoir l’heure qu’il est, et que l’espace ecclésial a une identité de foi, une histoire de témoignage qui traverse les siècles et qu’elle perdure.
Notre histoire chrétienne au Moyen-Orient est souvent associée à la position de charnière, de trait d’union, de passerelle entre l’Orient et l’Occident. Cependant, notre histoire est également marquée par le sentiment d’être incompris, voire en insécurité. Dans différentes parties de l’Orient, les Églises moyen-orientales ont été perçues comme les agentes ou le prolongement d’un Occident considéré comme infidèle, alors que certaines régions occidentales estimaient que nous n’étions pas suffisamment occidentalisés dans nos mentalités, nos règles, notre apparence et nos systèmes de valeurs sociales. En outre, l’histoire entière de l’Arménie et du peuple arménien est marquée par ce rôle de charnière douloureux, mais parfois commode, entre les envahisseurs, entre les pouvoirs coloniaux, et entre les religions et les empires de l’est, de l’ouest, du sud et du nord de l’Arménie.
Pour nous défendre, il nous arrive parfois à tenter de prouver aux autres populations locales – qu’elles soient musulmanes ou juives – que nous sommes les plus vieux autochtones sur ces terres. Par ailleurs, nous nous efforçons de démontrer à l’Occident que les terres, les pays et les populations du Moyen-Orient possèdent tous leurs particularités, leur identité propre, leurs droits et leur histoire, indépendamment de l’Occident, dont ils sont à la fois relativement proches et relativement différents. Être chrétien dans notre région, c’est presque être un cobaye, un cas d’étude dont on peut tirer des leçons. C’est pourquoi, de mon point de vue, nous ne devons pas nourrir une vision naïvement romantique des autres, que ce soit de nos voisins musulmans immédiats ou de nos lointains frères et sœurs chrétiens. Nous devons être les propriétaires et les gardiens de notre intégrité, même si nous partageons des espaces de profondeur avec certains en Orient et un ethos vertueux avec d’autres en Occident.
Le pessimisme
Par ailleurs, actuellement, le christianisme moyen-oriental a tendance à voir l’avenir de manière très pessimiste. Conférence après conférence, partout dans le monde, je suis invité à m’exprimer sur la diminution progressive du nombre de chrétiennes et de chrétiens dans nos pays, notamment au Liban, en Syrie, en Irak, en Iran, en Jordanie, en Palestine, et Turquie et en Arménie. En général, je réagis en disant que je ne suis ni statisticien spécialisé en démographie ecclésiastique, ni chiromancien, et que si nous sommes envoyés par le Seigneur pour partager la Bonne Nouvelle, notre mission ne dépend ni d’une stratégie sociale ni de chiffres, mais plutôt de capacité à croire au milieu de l’adversité et à nous réfugier dans ce grand tout réconfortant qu’est le corps du Christ en tout temps et en tous lieux. Évidemment, nous aimerions mieux être plus nombreux et nous voudrions que nos rangs ne se vident pas, mais la stabilité sociale et les chiffres ne garantissent ni la mission, ni la fidélité, et ne promettent pas la joie du Christ.
Je reconnais que parmi nous et autour de nous, il existe un sentiment de peur mêlé d’obstination et de résilience, même si souvent nous enjolivons les pertes que nous essuyons en niant notre souffrance et en l’appelant foi.
Ce processus pourrait nous faire perdre la joie des promesses du Christ ; nous oublions le sens de la mission et nous la remplaçons par une simple lutte pour survivre qui consiste à prouver que nous sommes encore présents, à exagérer notre rôle social et à ouvrir nos portes pour faire scintiller quelques lueurs alors que nous sommes surtout en train de célébrer la gloire de notre passé chrétien. Sans la moindre arrogance, je dirais que ce déclin peut aussi faire écho dans certaines Églises européennes.
Rappelons-nous que la notion d’État n’est généralement pas une réalité pour les chrétiens de notre région, sauf en partie au Liban. Si nous regardons au nord, nous voyons une Arménie majoritairement chrétienne entourée de situations dramatiques, entre la Turquie où sont perpétrés des génocides sans le moindre remords, l’Azerbaïdjan qui procède par épuration ethnique, l’Iran et son régime isolé ultra-religieux, et bien sûr la Géorgie chrétienne qui revêt peu d’importance pour l’Arménie moderne à l’heure actuelle. L’Arménie oscille entre ses aspirations à être considérée comme une extension de l’Europe tout en restant proche de l’orbite russe. Après avoir posé ce contexte, je vais vous présenter le cas urgent de la région du Haut-Karabakh, ou Artsakh pour les Arméniens.
Le cas douloureux du Haut-Karabakh
Concentrons-nous à présent sur l’Arménie dont l’histoire remonte au IXe siècle avant notre ère. Aujourd’hui, la république d’Arménie n’occupe qu’un dixième de la taille de l’Arménie historique. Au fil des siècles, de vastes pans de notre territoire ont été perdus, parfois regagnés pour être reperdus. La république moderne fait désormais face à diverses menaces existentielles sur lesquelles je ne m’étendrai pas. Je me concentrerai plutôt sur la région montagneuse du Haut-Karabakh, ou Artsakh. Cette région attire l’attention du monde depuis qu’elle a été envahie, en septembre 2020, par l’armée azérie escortée de milliers de mercenaires islamistes du Moyen-Orient, ce qui a entraîné des pertes territoriales considérables, la mort d’au moins cinq mille jeunes, une période de blocus prolongée, et finalement, en septembre 2023, l’évacuation forcée de près de 120 000 personnes et la perte complète du Haut-Karabakh. La république d’Azerbaïdjan a soutenu qu’il s’agissait d’un territoire azéri lui appartenant, en taxant les
Arméniens de séparatistes, ce que les pays voisins en position d’agression se sont empressés de relayer, de même que certains médias internationaux.
Pourquoi le Haut-Karabakh est-il important dans l’histoire de l’Arménie et quelles leçons devrions-nous en tirer ?
Le Haut-Karabakh, qui est l’une des 15 régions ou districts de l’Arménie historique, a plusieurs caractéristiques uniques ; elle jouit notamment d’un relatif isolement géographique sur le haut plateau arménien qui l’a rendu moins accessible et moins vulnérable aux invasions étrangères que les 14 autres régions du haut plateau. En réalité, une fois que Grégoire Ier l’Illuminateur a répandu le christianisme jusque dans cette région de l’extrême est au IVe siècle et que saint Mesrop Machtots et ses disciples ont enseigné aux autochtones arméniens à lire et à écrire dans leur langue avec leur alphabet, le Haut-Karabakh a peu à peu instauré une forme d’autonomie politique. Il a mis sur pied son propre gouvernement politique tout en maintenant des liens culturels et religieux forts avec l’Arménie des plaines. Au fil du temps, ce territoire est devenu une citadelle infranchissable, avec son dynamisme particulier, son propre dialecte, sa cuisine, sa culture, sa vision du monde et son ethnographie.
Par rapport aux 14 autres districts du haut plateau arménien, le Haut-Karabakh a réussi à se développer presque sans interruption tout en préservant une remarquable identité locale ainsi que la plupart des principales caractéristiques culturelles arméniennes – tissage de tapis, musique et chants ethnographiques, richesse dialectale, cuisine et architecture.
De plus, les traits socioculturels et ethnographiques du Haut-Karabakh ont été relativement bien préservés ; ce district a conservé son intégrité mieux que tous les autres districts du haut plateau arménien. Je ne soulignerais jamais assez que le Haut-Karabakh est longtemps resté le district le plus intact et le moins « contaminé » de cette région.
En plongeant en profondeur dans l’histoire des siècles passés, nous découvrons les racines des problèmes qui ont émergé ces dernières décennies et en particulier ces quatre dernières années.
L’escalade de la lutte pour le pouvoir entre l’Empire ottoman et l’Empire perse qui renaît à partir du milieu du XVIe siècle a transformé le Haut-Karabakh en territoire convoité. Le Haut-Karabakh est donc passé d’un pouvoir à l’autre : il était plus proche de l’Empire perse mais les Ottomans voulaient posséder une région stratégique à l’est. Le Haut-Karabakh est tombé aux mains des Perses au début du XVIIe siècle, jusqu’à l’émergence d’un troisième pouvoir, celui de la Russie tsariste, qui est apparue sur ce terrain de rivalités territoriales dans le premier quart du XIXe siècle. La Russie, qui contrôlait alors de larges pans de la Transcaucasie, a élaboré une division administrative de la région en partant de caractéristiques géographiques plus que de traits religieux ou ethnographiques et en nommant les secteurs d’après leur ville principale.
Ce n’est qu’après la chute de la Russie tsariste et la création des trois républiques caucasiennes que les conflits territoriaux ont éclaté. La Turquie ayant perdu la Première Guerre mondiale n’était pas suffisamment forte pour défendre et soutenir l’Azerbaïdjan comme elle le fait aujourd’hui. En outre, la région était partiellement sous le contrôle des Britanniques qui convoitaient les champs pétroliers de Bakou. Entre 1917 et 1923, des zones contestées telles que le Nakhitchevan, le Karabakh, et le Zanguezour ont été au cœur de conflits territoriaux entre la Géorgie et l’Arménie et entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Ces conflits ont duré jusqu’à ce que la Russie soviétique impose son autorité sur la région et y établisse la férule communiste. Nariman Narimanov, chef de l’Azerbaïdjan soviétique, a salué la soviétisation de l’Arménie en annonçant que l’Azerbaïdjan restituerait le territoire du Karabakh à l’Arménie soviétique. Mais Staline a finalement rejeté cette décision et ordonné que le Karabakh reste en Azerbaïdjan en tant qu’entité politique autonome après la cession de ses plaines à l’Azerbaïdjan. Ainsi, le Haut-Karabakh est devenu la région montagneuse du Karabakh en Azerbaïdjan.
Nous arrivons aux années 2020 et à la perte du Haut-Karabakh. J’ai suivi l’évolution de la situation tout en en discutant avec des non-spécialistes, avec des personnes politiques et avec certains responsables d’Église en Europe qui évoquent souvent la notion d’intégrité territoriale en disant que, selon l’ordre mondial actuel, le Haut-Karabakh fait partie de la république d’Azerbaïdjan, ce qui rend inapplicable tout droit à l’autodétermination, à l’autonomie, à l’indépendance ou à un statut spécial. L’intégrité territoriale est devenue le maître-mot qui arrange tout le monde et la notion qui finit par justifier l’épuration ethnique.
Ma question est donc la suivante : si près de trois mille ans d’identité indigène, d’homogénéité de culture, de langue et de vie sur la même terre ne suffisent pas à établir les droits d’un peuple, que faut-il de plus ?
La plus grande partie du monde que l’on dit civilisé a exhorté le gouvernement azéri, qui a imposé un blocus déshumanisant à ce qui restait du Haut-Karabakh, à négocier, mettant ainsi sur pied d’égalité le bourreau et la victime. Le monde s’est rangé du côté de l’Azerbaïdjan tout en essayant de faire parvenir de l’aide au Haut-Karabakh. Mais comme je l’ai déjà dit, c’est l’accent mis par la communauté internationale sur l’intégrité territoriale qui est le plus troublant.
Revenons au début de 2023 et à une question que j’ai postée sur les réseaux sociaux.
J’écrivais ceci :
« La prochaine fois que l’on invoque devant nous l’intégrité territoriale de l’Azerbaïdjan contre la volonté de la population du Haut-Karabakh de vivre libre, nous devrions répondre en invoquant d’autres aspects fondamentaux de l’intégrité : intégrité historique, intégrité politique, intégrité humaine, intégrité nationale, intégrité culturelle, intégrité sociale, intégrité mémorielle et l’intégrité morale internationale. »
Je poursuivais ainsi :
« Le blocus du Haut-Karabakh devrait être levé immédiatement, mais les choses ne doivent pas en rester là. Le monde libre doit reconnaître la volonté du peuple arménien du Haut-Karabakh (Artsakh) de vivre en accord avec ses rêves, son droit à l’autodétermination, et son intégrité sur ses terres historiques. »
Hélas, dans les mois qui ont suivi, l’ensemble de la population a été évacuée de force dans l’indifférence des pays de la région que cela arrangeait, et dans le silence des pouvoirs mondiaux, toujours au nom de l’intégrité territoriale. « La raison du plus fort est toujours la meilleure »,
c’est une vieille idée.
Et maintenant, où en est le cas du Haut-Karabakh ? Où sont les prisonniers de guerre et où sont détenus les chefs arméniens du Haut-Karabakh ? Pourquoi quelques centaines de milliers de personnes devraient-elles se voir refuser le droit d’occuper la terre des pères de leurs pères depuis la nuit des temps ? Pourquoi le monde devrait-il tolérer leur déplacement et leurs souffrances ? Certains estimeront peut-être que ce problème est mineur en comparaison des défis mondiaux les plus importants. Pourtant, c’est un puissant exemple de cause juste perdue dans l’imbroglio des intérêts mondiaux.
Le monde se concentre sur les sacro-saintes cartes politiques, sur les alliances et de temps en temps sur l’assistance humanitaire et sur les corridors d’émigration salvateurs. Et que fait-il de l’intégrité et la dignité bafouées de populations entières ?
L’intégrité
Pour moi, il existe un critère éthique majeur, valable pour le monde et pour l’Église :
comment définissons-nous et défendons-nous l’intégrité ? Cependant, le monde et l’Église commettent une erreur fondamentale s’ils adoptent de manière sélective une forme d’intégrité au détriment d’autres.
Le même principe s’applique à toutes les crises du Moyen-Orient et, au-delà, à toutes les régions et en tout temps.
Les différentes formes d’intégrité devraient se recouper, se compléter et se renforcer. Le christianisme aussi nous appelle à respecter ce principe. Nous ne pouvons pas choisir les formes d’intégrité qui nous arrangent pour des raisons idéologiques et ignorer les autres. Les aspects de l’intégrité sont aussi indivisibles et inséparables que les droits humains. Nous ne devons pas nous cacher derrière une conception étroite et éphémère de l’intégrité réduite à l’intégrité territoriale.
L’intégrité appelle l’intégrité
• Si l’on enseigne l’intégrité morale et les normes éthiques, mais que l’on méprise l’intégrité personnelle,
• si l’on valorise l’intégrité professionnelle, mais que l’on compromet l’honnêteté intellectuelle,
• si l’on fait respecter l’intégrité territoriale, mais que l’on néglige l’héritage culturel,
• si l’on promeut la justice sociale, mais que l’on ignore la cohérence spirituelle,
• si l’on fait passer l’intégrité financière avant la durabilité environnementale, l’éthique sera superficielle, la spiritualité sera faible, et les politiques seront opportunistes, le tout au nom de l’intégrité.
L’intégrité perdra alors de son intégrité. Et sur cette croix, c’est l’intégrité chrétienne qui sera crucifiée. Vous pensez peut-être que je me suis éloigné du Moyen-Orient et de l’Arménie, mais il n’en est rien. La plupart des crises et des conflits n’éclatent-ils pas parce que l’on a abandonné l’intégrité d’une manière ou d’une autre ? Cette intégrité partielle n’est-elle pas la nouvelle manière dont se présente le péché qui consiste à s’éloigner de Dieu ?
Christ, notre intégrité
La vraie intégrité, à la fois en tant que don spirituel intérieur et qu’expression publique de la vérité, incarne une conception chrétienne de la plénitude de la vie et de la plénitude de Dieu en nous. L’amour du Christ agit pour que nous « ayons la vie, et l’ayons en abondance ». En d’autres mots, cette abondance est aussi celle qui caractérise l’intégrité chrétienne.
Comme le dit Éphésiens 3, 16 à 19 :
« Qu’il daigne, selon la richesse de sa gloire, vous armer de puissance, par son Esprit, pour que se fortifie en vous l’homme intérieur, qu’il fasse habiter le Christ en vos cœurs par la foi ; enracinés et fondés dans l’amour, vous aurez ainsi la force de comprendre, avec tous les saints, ce qu’est la largeur, la longueur, la hauteur, la profondeur… et de connaître l’amour du Christ qui surpasse toute connaissance, afin que vous soyez comblés jusqu’à recevoir toute la plénitude de Dieu. »
S’agit-il d’idéaux ? Personnellement, je crois que ces paroles forment le cœur de notre mission chrétienne et de notre identité. Nous ne sommes pas entiers sans l’amour de Dieu, et l’amour de Dieu ne peut pas être manifeste sans un sens de la complétude, autrement dit de l’intégrité.
Pour en revenir au cœur de notre sujet, je dirais que ce dont nous sommes témoins dans le monde est profondément douloureux. Malheureusement, nous devenons insensibles à l’horreur et aux souffrances. Ces horreurs ne se réduisent pourtant pas aux guerres et aux invasions visibles ; elles incluent l’usage abusif du langage moral pour manipuler, l’utilisation de la religion pour pacifier et la déformation de la philanthropie et de la bonté pour exercer le contrôle. Elles se manifestent également dans nos vies personnelles, quand nous faisons passer le gain individuel avant la communauté, et la satisfaction de l’ego avant le don de soi. Ces formes plus subtiles de violence sont à l’origine d’une bonne partie du mal dans le monde.
Nous pouvons réagir à ces injustices à notre manière, et beaucoup d’entre nous le font. Nos déclarations comptent, notre solidarité a du sens, et nos actions humanitaires sont déterminantes. Mais ce n’est pas suffisant. Nous devons nous attacher fermement à une intégrité chrétienne plus élevée et durable, nourrie par l’appel que nous avons reçu à être des disciples fidèles vivant l’amour de Dieu en Christ qui a montré l’exemple, a enseigné et a donné un sens holistique à l’intégrité.
Marcher ensemble
Face à des situations d’oppression et de victimisation qui durent, nous devons garder la mémoire vivante. Le monde ne peut pas laisser de petites nations se débrouiller au milieu de régions hostiles. Il ne peut pas non plus abandonner les communautés menacées, en particulier les communautés chrétiennes qui risquent de perdre leurs institutions, leur dignité et le soutien fondamental.
Nous devons non seulement être témoins de la souffrance, mais rendre témoignage à l’amour du Christ et de la plénitude de Dieu en nous. C’est notre vocation par excellence. Et comment exprimons-nous cette abondance à travers l’intégrité selon ce que nous venons d’exposer ?
Pour reprendre les mots de l’apôtre Paul, je suis convaincu que rien ne pourra nous séparer de l’amour de Dieu en Christ. Cet amour devrait nous inciter à marcher à proximité des autres, en partageant leur vie, main dans la main avec eux pour les soutenir.
J’ai appris il y a longtemps que pour vraiment comprendre, soutenir et faire grandir l’autre, nous devons marcher à ses côtés et souvent prendre sa main dans la nôtre. Autrement dit, nous devons rester assez proches pour saisir sa main quand il chancelle, pour lui donner le rythme quand il accélère ou ralentit trop.
Dans nos chants, nous proclamons que Jésus marche avec nous, ou que nous, nous marchons avec Jésus qui s’est fait homme. Notre témoignage de son amour sera plus puissant si nous marchons ensemble, unis comme un seul corps et guidés par le Christ, notre chef. Dans cette mission, il se peut que nous ayons besoin de votre aide dans notre région, en Arménie, au Liban et au-delà. Mais de notre côté, nous sommes aussi appelés à marcher à vos côtés et à vous soutenir sur votre chemin, en partageant notre unité au sein de l’Église.
Au moment précis où la cloche de mon église sonne à Beyrouth, celle que vous nous avez offerte, j’espère que mes paroles ont résonné en vous comme un rappel de notre fraternité et de notre mission commune. Notre témoignage ne sera jamais terminé dans ce monde, quelles que soient les circonstances, mais il nous rassemblera sur les sentiers de la vie éternelle, et résonnera joyeusement à travers nos mots, nos actes et notre enseignement – pour l’honneur de Christ
seul, notre intégrité. AMEN.