Coronavirus: Quand la réquisition des masques a plongé les Ehpad dans le désarroi
par Caroline Pailliez, Matthias Blamont et Tangi Salaün
PARIS (Reuters) – Fin février. Emmanuel Macron est confronté à une situation critique. La pandémie de coronavirus est sur le point de déferler sur la France et le pays n’est pas armé pour y faire face. Comme la plupart de ses voisins, il ne dispose pas de masques de protection en nombre suffisant.
Le chef de l’Etat fait le choix d’intervenir. Pour s’assurer que les masques iront prioritairement aux professionnels de santé qui en ont le plus besoin, le gouvernement prend une mesure inédite en temps de paix: il réquisitionne par décret tous les stocks importés ou produits sur le territoire français, qu’ils soient détenus par des entités publiques ou privées.
De tous les grands pays européens, la France est celui qui est allé le plus loin en la matière. Selon les professionnels du secteur de santé, la décision d’Emmanuel Macron a sans doute évité une crise encore plus grave dans les hôpitaux où les soignants manquaient cruellement de matériel de protection, jusque dans les services de réanimation.
Mais la réquisition s’est aussi traduite par la suspension pendant dix à quinze jours des livraisons de masques à d’autres acteurs du système de santé, en particulier les Ehpad, les établissements d’hébergement des personnes âgées dépendantes, aggravant les risques de contagion pour leurs résidents et leurs employés, selon des acteurs du secteur interrogés par Reuters.
Cette période dramatique illustre la façon dont, confrontés à une pénurie mondiale de matériel de protection, des pays ont dû procéder à des arbitrages douloureux dont tout le monde ne pouvait pas sortir gagnant.
A une trentaine de minutes de route du centre de Paris, la directrice par intérim de l’Ehpad public Emile-Gérard, Elsa Niçoise, pensait avoir pris toutes les précautions nécessaires.
Fin février, l’Ehpad de 240 lits disposait encore d’un stock de quelque 800 masques chirurgicaux et 765 masques FFP2 – les plus protecteurs –, constitué au début de l’hiver pour faire face aux épidémies de grippe saisonnière et de gastro-entérite.
Voyant la pandémie de nouveau coronavirus approcher, la direction avait commandé 1.200 masques chirurgicaux et 500 masques FFP2 supplémentaires auprès de deux fournisseurs privés. Assez pour équiper le personnel soignant de l’Ehpad pendant la crise, pensait Elsa Niçoise.
Mais ces commandes n’ont jamais été honorées. Selon la directrice, les deux fournisseurs ont expliqué que les lots destinés à l’Ehpad avaient été réquisitionnés par l’Etat. Sans visibilité sur de prochaines livraisons, elle a dû faire des choix drastiques. « On distribuait les masques avec parcimonie », explique Elsa Niçoise.
UN LOURD BILAN
L’étau n’a commencé à se desserrer que le 22 mars, lorsque l’Agence régionale de santé d’Île-de-France lui a annoncé qu’elle était désormais en mesure de lui fournir chaque semaine suffisamment de masques pour couvrir ses besoins.
Rien ne prouve qu’il y a un lien direct entre la politique de réquisition et le nombre de morts dans les maisons de retraite.
L’ensemble des acteurs du secteur – fournisseurs, établissements, organisations patronales et syndicales – à qui Reuters s’est adressé s’accordent par ailleurs pour dire que le manque de masques ne constitue qu’un élément pouvant expliquer l’importance du bilan humain dans les Ehpad.
Mais Jean-Pierre Riso, président de la Fédération nationale des associations de directeurs d’établissements et services pour personne âgées (Fnadepa) estime que le retard à l’allumage du gouvernement – la logistique mise en place pour remplacer les circuits privés n’a été opérationnelle que fin mars – a été coûteux.
« L’absence de matériel de protection durant les premières semaines de mars a contribué à la propagation du virus dans les Ehpad », dit-il.
L’Elysée n’a pas souhaité répondre en détail aux questions de Reuters sur l’ordre de réquisition et ses conséquences, renvoyant sur le ministère de la Santé.
Ce dernier précise dans une déclaration transmise à Reuters que le décret visait à « éviter les phénomènes spéculatifs et permettre à l’Etat de prioriser les besoins ».
Les Ehpad en situation critique qui faisaient face à un cas suspect de COVID-19 étaient par ailleurs invités à demander un soutien d’urgence aux Agences régionales de santé, et à chaque fois que le ministère a eu connaissance d’une situation de pénurie, il est intervenu, peut-on lire.
Le ministère de la Santé dit par ailleurs n’avoir jamais procédé à des réquisitions en tant que telles, mais a réclamé un gel des quantités stockées avant de valider les commandes.
Selon les derniers chiffres du ministère de la Santé, 9.738 personnes sont décédées en France dans les établissements médico-sociaux, majoritairement des Ehpad, au 10 mai.
UN STOCK QUASI VIDE
Lorsque le 25 février, le ministre de la Santé Olivier Véran prévient sur Twitter que « l’épidémie est à nos portes » et place 138 hôpitaux en état d’alerte, les autorités se doutent que des jours sombres se profilent.
Pour enrayer la progression du virus, Paris doit en théorie pouvoir s’appuyer sur son stock stratégique de plus d’un milliard de masques chirurgicaux et 600 millions de FFP2 constitué une décennie plus tôt, après l’épidémie de grippe aviaire H1N1.
Las, les stocks périmés n’ont pas été renouvelés et l’Etat s’est progressivement déchargé au fil des années précédentes de cette responsabilité sur des établissements sanitaires déjà soumis à de fortes contraintes budgétaires, sans exercer de véritable suivi, selon des documents officiels mis en lumière par plusieurs médias.
Quand courant février, le gouvernement fait ses comptes, le constat est sans appel: la France n’a plus en réserve aucun masque FFP2, les seuls à pouvoir éviter la contamination entre malades et personnels soignants, et seulement 117 millions de masques chirurgicaux, un pis-aller qui lui permettra à peine de tenir quelques semaines.
Ces chiffres n’ont été rendu publics que le 21 mars, pendant une conférence de presse d’Olivier Véran. Mais lorsqu’elles élaborent leur plan de réponse à l’épidémie un mois plus tôt, les autorités ont forcément conscience du dénuement de la France en la matière.
Face à cette pénurie, aggravée par l’effondrement de la production en Chine, principale source d’approvisionnement, et la forte demande mondiale, un « interventionnisme très fort de l’Etat » s’imposait, souligne un conseiller de l’Elysée.
L’ordre de réquisition des masques a constitué un « moment rooseveltien », poursuit ce conseiller, en référence au président Franklin D. Roosevelt, instigateur du New Deal qui a permis aux Etats-Unis de sortir de la Grande dépression provoquée par la crise de 1929.
Fin février, une semaine environ avant que le décret relatif à la réquisition des masques ne soit publié au Journal officiel, le ministère de la Santé réunit les grands fabricants de masques pour les informer des intentions des pouvoirs publics, a déclaré à Reuters Franck Sarfati, le directeur des marchés de CAHPP, une centrale d’achat de matériel médical qui équipe près de 4.000 établissements en France.
La totalité des 7.400 Ehpad français, y compris ceux qui sont gérés par l’Etat (environ la moitié), se fournissent en matériel de protection auprès de distributeurs privés comme CAHPP, qui répondent aussi aux besoins des hôpitaux publics.
ARRET BRUTAL DES LIVRAISONS
Or, certains fournisseurs jugent plus prudent d’arrêter leurs livraisons dès cette réunion-là, sans même attendre le décret du 4 mars, selon Franck Sarfati, provoquant incompréhension et panique chez leurs clients.
Laurent Camin, le président de Voussert, un distributeur de matériel médical implanté dans le département du Var, raconte ainsi s’être retrouvé avec 200.000 masques en commande qui ne sont jamais arrivés. « C’était une situation terrible car nous avions des maisons de retraites parmi nos clients », dit-il.
Ne plus avoir de masques, c’était la crainte de Robert Kohler, le directeur de la maison de retraite La Roselière à Kunheim, dans le Haut-Rhin, lorsqu’il a réalisé le 19 mars qu’il ne pourrait plus tenir que deux ou trois jours avec ses maigres réserves, pour s’occuper des 120 résidents.
« On savait que des stocks existaient, mais on ne pouvait pas être livrés. Forcément, c’est mal vécu dans un établissement », témoigne-t-il.
Les jours passent, sans que les établissements aient davantage de visibilité. Et en plus des Ehpad, d’autres professionnels de santé, comme les médecins ou les infirmières libérales, réclament des masques à grand cri.
« C’était un peu panique à bord », se souvient Florence Arnaiz-Maumé, déléguée générale du Syndicat national des établissements et résidences privés pour personnes âgées (Synerpa), qui représente les grands groupes privés.
« Il a fallu dix jours pour créer le protocole, c’est-à-dire déterminer qui était prioritaire », dit-elle. « Ça a vraiment été la guerre. »
Pénurie et manque de visibilité ont contraint les Ehpad à adopter une politique très conservatrice vis-à-vis de l’usage de masques par leur personnel.
Conformément aux recommandations de l’époque, les masques chirurgicaux ou FFP2 n’étaient fournis aux professionnels et aux résidents qu’en cas de contamination avérée ou fortement soupçonnée. Les autres soignants n’en portaient pas, augmentant le risque de transmission du virus, selon des syndicats de personnels d’Ehpad, comme Sud Solidaires ou la CGT.
A titre de comparaison, les masques chirurgicaux sont aujourd’hui distribués à l’ensemble du personnel d’un Ehpad, même les employés administratifs, à raison d’un masque toutes les quatre heures.
COUP D’ECLAT
Ne voyant rien bouger, les fédérations du secteur écrivent le 20 mars une lettre au ministre de la Santé, le mettant en garde contre la mort potentielle de 100.000 personnes en Ehpad si la situation n’évolue pas. Elles réclament 500.000 masques.
La presse s’empare du sujet. Le lendemain, Olivier Véran promet la livraison des masques demandés. Ils le seront dès la semaine suivante par l’intermédiaire des Agences régionales de santé en s’appuyant sur les Groupements hospitaliers de territoires (GHT), les principaux hôpitaux publics dans chaque région. L’approvisionnement se renouvelle ainsi, depuis, chaque semaine.
« Il ne faut pas qu’une situation comme ça se reproduise à l’avenir », souligne Annabelle Vêques, directrice du syndicat Fnadepa. « Il faudra tout mettre en oeuvre pour ne pas oublier les difficultés dans lesquelles on s’est retrouvé, et avoir des stocks conséquents dans les établissements ou au niveau de l’Etat pour faire face à une épidémie du même style. »
A l’Ehpad Emile-Gérard, la première dotation en masques de l’ARS n’est arrivée que le 22 mars. L’établissement en a reçu 1.200, puis 2.000 les semaines suivantes, selon Elsa Niçoise.
La directrice par intérim de l’Ehpad, dont au moins sept des 240 résidents ont succombé au COVID-19, invite à la prudence sur le lien entre manque de matériel de protection et progression de l’épidémie, rappelant que les scientifiques ne sont pas d’accord entre eux sur la contagiosité et les modes de transmission du virus.
« Il est trop tôt pour tirer des conclusions », estime-t-elle. « On est encore dans l’action. Le temps de l’analyse viendra plus tard. »
« ILS N’ÉTAIENT PAS PRIORITAIRES »
Pour certains résidents d’Ehpad, les explications viendront surtout trop tard. C’est le cas pour Denise Pham Van, qui s’est éteinte le 14 avril à l’âge de 99 ans.
Originaire de Sevran, en Seine-Saint-Denis, Denise Pham Van vivait à Emile-Gérard depuis 2012. Elle y avait été rejointe en 2017 par son mari, Kiem Pham Van.
Ce dernier, d’origine vietnamienne, l’avait rencontrée à son arrivée en France au début de la Seconde Guerre mondiale, où il était venu combattre sous l’uniforme français. Fait prisonnier par les Allemands, il s’était évadé, avait repris les armes et participé aux combats jusqu’à la chute du Troisième Reich.
Kiem a livré et perdu sa dernière bataille en août 2018 à Emile-Gérard, mais sa veuve était encore en assez bonne forme physique au début de l’épidémie de COVID-19, selon leur fille, Monique Pham Van.
Lorsque les résidents ont été confinés dans leur chambre début mars, faute de masques en nombre suffisant pour garantir leur protection, Denise Pham Van était en bonne santé, raconte-t-elle. Elle était notamment capable de déplacer en fauteuil roulant.
Son état s’est par la suite dégradé et le 13 avril, l’Ehpad a consenti une entorse aux interdictions de visite en appelant Monique Pham Van au chevet de sa mère. Elle s’est éteinte dans la nuit en tenant la main de sa fille.
A l’issue d’un test post-mortem, Monique Pham Van a appris deux jours plus tard que sa mère avait contracté le coronavirus, bien qu’elle n’en présentait aucun symptôme.
« Je pense qu’une partie de la contamination est due au manque de matériel de protection. On a bien vu le manque de masques dans les hôpitaux, donc c’est sûr qu’il n’y en avait pas dans les Ehpad. Ils n’étaient pas prioritaires. »
Au moins onze familles ont déposé plainte contre X en France pour faire la lumière sur le drame des Ehpad, mettant en cause autant la responsabilité des établissements dans la gestion de la crise que de l’Etat, selon Me Fabien Arakelian qui représente les familles. Une dizaine d’autres sont en cours de préparation, a ajouté l’avocat.
(Avec la contribution de Michel Rose, Johanna Decorse à Toulouse, Lucien Libert, Richard Lough et Marine Pennetier, édité par Blandine Hénault et Henri-Pierre André)