Quand le Covid-19 enflamme l’antisémitisme
En Allemagne, les manifestations et autres théories conspirationnistes face à la crise sanitaire actuelle flirtent dangereusement avec de vieux relents d’antisémitisme. De nombreux spécialistes tirent la sonnette d’alarme.
En Allemagne, les inquiétudes grandissent face à la multiplication des manifestations contre les mesures prises par le gouvernement dans la crise sanitaire actuelle. Celles-ci constituent en effet, pour le commissaire fédéral en charge de la lutte contre l’antisémitisme Felix Klein, un vivier dangereux, «dans lequel les antisémites férus des théories du complot et les négationnistes peuvent se retrouver aux côtés d’autres attitudes très obscures», a-t-il alerté dans les colonnes de la Süddeutsche Zeitung du 14 mai.
«L’idée que la pandémie a été délibérément provoquée pour contrôler la population et que Bill Gates ou d’autres puissances prétendument sinistres sont derrière elle, atteint le milieu de la société», a pour sa part exprimé Georg Maeier, ministre de l’Intérieur de la région de Thuringe, au magazine Der Spiegel. Or, ajoute-t-il, «ici la protestation bascule rapidement dans l’antisémitisme».
Récupération de symboles forts
Lors de plusieurs de ces rassemblements, de nombreux participants arboraient en effet des étoiles jaunes avec la mention «non vacciné» inscrite dessus. Au milieu des affiches contre les mesures de restriction de la liberté, à Darmstadt par exemple, une pancarte avec un portrait d’Anne Frank était brandie avec l’inscription: «Anne Frank serait avec nous. Plus jamais la dictature!»
«Il est absolument inacceptable que des manifestations soient utilisées pour relativiser la Shoah, par exemple en comparant l’obligation de porter un masque avec le port de l’étoile juive sous le national-socialisme», a immédiatement réagi Felix Klein. Chercheuse spécialisée sur la question de l’antisémitisme à l’université de Francfort, Julia Bernstein s’indigne également de ces récupérations, qui «minimisent la Shoah de manière frappante». Et d’ajouter: «Avec Anne Frank, on mobilise un symbolisme fort, qui libèrent des émotions fortes comme la culpabilité et la honte. Mais il ne s’agit pas d’Anne Frank, ni de ce qu’elle et des millions d’autres juifs ont dû subir. Celui qui choisit une telle forme de protestation se montre très peu émotif et empathique envers les victimes juives ou leurs parents survivants».
Alors que plusieurs grandes villes allemandes ont à nouveau protesté contre les restrictions liées aux mesures sanitaires le week-end dernier, la porte-parole adjointe du gouvernement allemand, Ulrike Demmer, a affirmé lundi que celui-ci prenait au sérieux les préoccupations et les besoins de la population ainsi que les critiques des mesures de lutte contre la pandémie. Mais qu’il n’y avait cependant pas de place «pour les idées extrémistes, la désinformation, les mythes et les rumeurs trompeuses».
Des émotions aux conspirations
Le boom actuel des théories du complot a certainement quelque chose à voir avec la situation totalement inédite dans laquelle nous nous trouvons, pointe l’historien Uffa Jensen, directeur du Centre de recherche sur l’antisémitisme de l’Université de Berlin. «De nombreuses personnes ont connu de graves limitations et de réelles souffrances à la suite du confinement. Dans cette situation, les gens ressentent des émotions extrêmes, telles que la peur, l’insécurité, la colère et le désespoir. Cela suffit à déclencher de nouvelles théories complotistes.»
Pour certaines personnes, les théories du complot ont «une fonction de soulagement immédiat», décrit à son tour Michael Blume, spécialiste des questions religieuses et par ailleurs commissaire du gouvernement de Bade-Wurtemberg contre l’antisémitisme. «Au lieu de devoir supporter l’incertitude, la croyance en une conspiration conduit à un faux sentiment de sécurité», poursuit-il.
Selon Uffa Jensen, l’Allemagne serait particulièrement touchée par ce fléau précisément parce que ce pays a mieux surmonté la crise que d’autres, mentionne-t-il. «La colère contre la politique peut maintenant se manifester beaucoup plus facilement. D’autre part, de nombreuses personnes en Allemagne n’ont pas vécu les ravages du virus à partir de leur propre expérience, comme en Italie du Nord ou à New York», formule-t-il. «Pour beaucoup, cette épidémie mortelle est restée quelque chose d’abstrait, presque une rumeur et une obsession des médias, des politiciens et des élites. En même temps, cette prétendue rumeur a d’énormes conséquences sur la vie de chacun. C’est pourquoi les gens adhèrent si facilement quand on leur dit que tout cela n’est que mensonge et puanteur.»
Un bouc-émissaire récurrent
Ces affabulations surgissent toujours «particulièrement rapidement lorsqu’il y a quelque chose de mauvais que nous ne pouvons pas voir, comme c’est le cas face à un nouveau virus», expose Michael Blume. Alors, quand la science explique que celui-ci est causé par une mutation aléatoire, soit par hasard, c’est difficilement supportable pour certaines personnes, précise-t-il encore. «Nous voulons instinctivement savoir qui a causé cela, et les théories conspirationnistes ont l’avantage de clairement nommer un croque-mitaine.»
Selon Michael Blume, qui a étudié le phénomène du complotisme pendant des années, les adeptes de ces théories pensent que les Juifs sont derrière de prétendues conspirations. Déjà au Moyen-Âge, à chaque fois que la peste éclatait, les Juifs étaient accusés d’empoisonner les puits, rappelle-t-il. «À cette époque, nous avions des pogroms de peste, où des foules s’affairaient à mettre le feu à des synagogues.»
Une affaire de société
La propagation actuelle de ces théories inquiète tout particulièrement l’historien Uffa Jensen en ce qu’elle atteint toute la société. «Les doutes et la recherche d’explications alternatives sont aujourd’hui populaires bien au-delà du champ de l’extrême droite ou de l’extrême gauche». «Il ne faut pas pathologiser les manifestants qui dérapent, en les traitant de fous», appuie à son tour Julia Bernstein, ce qui reviendrait à minimiser le danger que représentent leurs idées. «Ces agressions, motivées par la peur, sont très dangereuses», insiste le commissaire Felix Klein. «Les attentats de Halle et de Hanau ont montré à quelle vitesse des pensées absurdes peuvent se transformer en attaques terroristes mortelles.» Et de rappeler qu’aujourd’hui, les allusions à des plans prétendument secrets d’hommes d’affaires juifs ou du Mossad se répandent considérablement.
Felix Klein en appelle donc à l’État et à l’ensemble de la société civile: «Chaque citoyen devrait réagir lorsqu’il entend des déclarations problématiques, car le silence serait alors pris pour un consentement. Nous sommes tous menacés si ces théories ne sont pas remises en question.» «Nous devons les contrer avec des faits, de la transparence et une défense de la science», s’est alors enquis Markus Kerber, secrétaire d’État au ministère fédéral de l’Intérieur, qui parle d’une véritable «guerre de l’information mondiale» face à la pandémie.
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