Chrétiens et SDF: « Dormir dans la rue n’empêche pas l’action de Dieu »
Une pasteure américaine témoigne de la vie spirituelle de dizaines de sans-abris qu’elle a accompagnés lors de son ministère dans un foyer pour SDF. Ou comment apprendre de la foi des plus pauvres. Interview.
Trois matins par semaine, l’Américaine Susan Dunlap organise un service de prière d’une demi-heure pour les personnes qui passent la nuit à Urban Ministries, un refuge pour les personnes sans domicile fixe de la ville de Durham, en Caroline du Nord. Depuis 2007, cette pasteure presbytérienne consacre son ministère à l’accompagnement des sans-abris. Forte de son expérience, elle publie aujourd’hui une étude anthropologique toute personnelle sur la base de ce qu’elle a appris de la vie spirituelle des plus pauvres: «Shelter Theology: the religious lives of people without home» (la vie religieuse des personnes sans domicile fixe).
L’ouvrage est le résultat d’innombrables heures passées avec les prestataires du refuge ainsi que le fruit des entretiens menés avec ceux qui étaient prêts à offrir leur témoignage de vie. L’objectif: guider les accompagnants spirituels qui s’aventurent dans ces espaces, mais aussi appeler les chrétiens à se rapprocher des personnes en marge. Et de citer Bryan Stevenson, fondateur de l’ONG américaine Equal Justice Initiative, qui avait un jour déclaré à à ses étudiants en droit: «Si vous êtes prêt à vous rapprocher des personnes qui souffrent, vous trouverez le pouvoir de changer le monde». Susan Dunlap en a fait son credo. Interview.
Pour quelles raisons avez-vous longtemps hésité avant d’écrire ce livre?
C’est toujours risqué d’essayer de représenter des personnes dont le «profil» est très différent du vôtre, surtout si celles-ci sont très vulnérables. Elles pourraient le ressentir comme une violation de leur itimité. Ce qui peut constitué un acte extrêmement violent. Mais ne pas s’en faire le relais peut être tout aussi violent. En même temps, je pensais que garder pour moi ce que j’apprenais de leurs réflexions, leurs fois et leurs vies était également une erreur.
Vous vous abstenez, la plupart du temps, de qualifier les prestataires du refuge de «sans-abri». Ce vocable pose-t-il problème?
Le terme «sans-abri» ou «SDF» est largement admis dans notre vocabulaire. J’ai choisi cependant de parler de «personnes vivant sans domicile». Ce langage privilégie ainsi les personnes. Je préfère dire qu’elles n’ont pas de foyer plutôt que de dire qu’elles sont sans- abri, parce qu’un foyer est un lieu de sécurité et de soins, plus qu’un simple toit.
Qu’est-ce que l’horreur du sans-abrisme dont vous parlez?
Je garde en mémoire un épisode particulièrement révélateur de cette réalité. Je marchais dans la rue avec l’un des pensionnaires du refuge. Tel un guide de son quartier, il m’indiquait: «C’est ici que les Noirs vont pour avoir des relations sexuelles. Et c’est là que les blancs vont pour avoir des relations sexuelles. Tu vois ce tas de pierres? C’est un bon endroit où se cacher pour vendre de la drogue.» Dans un passage sous-voie, il y avait un vieux matelas: «C’est là que vous échangez des faveurs sexuelles contre de la drogue», me précisa-t-il. Pour moi, c’est ça l’horreur.
«Je remercie Dieu de m’avoir réveillé ce matin»
Qu’aviez-vous en tête lorsque vous avez créé ce service de prière?
Je souhaitais créer un espace qui ne soit pas un lieu qui répondent à mes prérogatives, mais aux leurs. Ils entraient dans une pièce tranquille, apportaient leurs propres prières et allumaient une bougie, tandis qu’une musique propice à la méditation était diffusée en fond sonore. Cela devait être un lieu de soins qui favoriserait leurs liens avec le divin.
Ils se sont appropriés ce lieu, écrivez-vous. De quelle manière?
Ils ont apporté leur foi et leurs pratiques religieuses avec eux, principalement celles de l’Église évangélique noire du Sud. La musique que je trouvais apaisante, eux, ne l’aimaient pas. Une femme m’a même confié qu’elle lui évoquait la bande-son d’un enterrement!
Ainsi, la musique a évolué vers du gospel, de l’orgue et du chant. Plutôt que de longs instants de silence, les gens témoignaient, prononçaient des sermons, s’encourageaient mutuellement, louaient Dieu à travers des prières afro-américaines traditionnelles comme «Je remercie Dieu de m’avoir réveillé ce matin».
Vous étiez souvent surprise par leur gratitude, et ce même malgré la violence de leur quotidien. Vous évoquez cet homme parle de sa petite amie qui avait reçu cinq balles dans la tête lors d’une fusillade…
Lorsqu’il a lâché: «Je veux prier pour ma copine qui a reçu cinq balles dans la tête», je suis restée sans voix. Puis, j’ai commencé à entendre des gens clamer «Dieu soit loué» et «Merci, Jésus». Ils étaient reconnaissants qu’elle soit encore en vie. Contrairement à eux, je n’ai pas de répertoire religieux pour répondre à cette violence. Alors que dans les cercles religieux qui me sont familiers on a tendance à reprendre à son compte l’importance de la lamentation – «Mon Dieu, mon Dieu, où es-tu?» –, ces personnes sont tournées vers la gratitude. Elle permet de se concentrer sur ce qui est présent plutôt que sur ce qui manque.
« Dieu a donné un sens à sa vie: apprendre aux jeunes à éviter les erreurs qu’il a commises »
Comment comprenez-vous que, malgré toutes leurs difficultés, les personnes du refuge qui ont participé au service de prière continuent de sentir que Dieu est à leurs côtés pour les guider et les bénir?
L’un d’entre eux m’a décrit comment Dieu a donné un but positif à sa vie, soit d’apprendre aux jeunes à éviter les erreurs qu’il a lui-même commises. Pour lui, derrière ce qu’il a vécu en prison, dans la rue, sans foyer, il y avait un but divin. Tout cela s’inscrit dans le récit de l’abondance des bénédictions et des desseins de Dieu, et ce quelles que soient nos circonstances actuelles. Dormir dehors ou vivre dans un refuge pour sans-abri n’empêche pas l’action de Dieu dans leurs vies.
Vous avez également constaté que les gens du refuge invoquent fréquemment le diable. Comment l’expliquez-vous?
Ils font les frais du mal dans le monde. Le capitalisme néolibéral a créé des circonstances qui sont déshumanisantes, avilissantes et ignore la douleur de ses victimes.
La figure du diable donne une expression au mal social profond dont ils sont les premières victimes. Attribuer ses échecs au diable, c’est aussi est une façon de détourner la responsabilité. Être pauvre en Amérique, être sans abri, vivre avec un problème de toxicomanie ou encore avoir subi des abus dans son enfance, génèrent un sentiment de honte. S’infliger un blâme supplémentaire, par exemple en cas de rechute, serait insupportable. Ils attribuent alors la faute au diable, évitant de creuser un peu plus profond leur puits de la honte. Il ne me revient pas de modifier un terme qu’ils ont choisi.
Selon vous, les personnes sans foyer nous apprenent que la foi peut nous libérer de l’esclavage de l’idôlatrie. C’est-à-dire?
Je pense que les personnes qui ont vécu sans le privilège d’être né blanc ou riche expérimentent plus rapidement leur dépendance totale à l’égard de Dieu. Elles ont beaucoup à nous apprendre: leurs pratiques de la gratitude, leur compréhension des grands maux, leur confiance en Dieu. Je ne veux pas romancer la foi des pauvres: ils ne sont pas plus purs, plus justes ou plus moraux que d’autres. Mais en vivant à proximité des personnes en marge, nous pouvons nous laisser imprégner de leur relation à Dieu et de leur conscience et reconnaissance du fait que toute leur vie dépend de Dieu. Roberto Goizueta, un théologien cubano-américain, déclarait que «les marges sont le lieu privilégié de la révélation de Dieu». Je ne pourrais être plus d’accord. Il y a une connaissance particulière de Dieu qui y est disponible comme nulle part ailleurs
Vous n’êtes pas rémunérée pour organiser ces services de prière. Pourquoi le faites-vous, et pourquoi avez-vous écrit ce livre?
Je voulais dépeindre ceux que je considère comme des théologiens pratiques. Ils parviennent à associer habilement des versets de la Bible à une situation particulière de la vie: un enfant en prison, l’impossibilité de trouver un endroit pour vivre, ou après une nuit dehors. Ce livre est aussi un plaidoyer pour la proximité. Je veux aider les gens à comprendre que nous devons rester dans les marges – non pas comme des sauveteurs, des réparateurs ou des aides, mais comme des égaux devant Dieu qui se réunissent pour prier. Les nouveaux arrivés dans le ministère pastoral pensent que celui-ci consiste à donner aux gens des propositions théologiques orthodoxes et correctes pour vivre. J’espère, avec ce livre, développer un respect pour les univers théologiques qui émergent de la souffrance et qui perdurent parce qu’ils continuent à transmettre l’amour, la miséricorde et la puissance de Dieu.