BCE: Lagarde demande au directoire de parler moins et d’écouter plus
par Balazs Koranyi et Francesco Canepa
FRANCFORT (Reuters) – La présidente de la Banque centrale européenne (BCE), Christine Lagarde, a donné aux chefs des banques centrales nationales davantage de poids lors des réunions de politique monétaire, demandant à son directoire de parler moins et de laisser plus de place aux débats, a-t-on appris de plusieurs sources.
Christine Lagarde a ainsi demandé à l’économiste en chef de la BCE, Philip Lane, et à Isabel Schnabel, une autre membre du directoire, de réduire leurs interventions afin que les dirigeants des banques centrales nationales bénéficient de davantage de temps pour exprimer leurs opinions, ont déclaré six sources.
Plusieurs membres du Conseil des gouverneurs se plaignent depuis longtemps, avant même l’arrivée de Christine Lagarde, du fait que quelques voix influentes dominent les débats au sein de cette instance alors que d’autres membres n’ont pas toujours voix au chapitre, ce qui fausse les discussions.
Les changements décidés par la présidente interviennent par ailleurs après les critiques exprimées par certains contre les prévisions économiques de Philip Lane et de son équipe, qui ont sous-estimé l’ampleur et la durée de la poussée inflationniste en cours.
Christine Lagarde a décidé de limiter les présentations des membres du directoire à 20 pages et elle a demandé à ses équipes que les discussions soient terminées avant l’heure du déjeuner le premier jour des réunions du Conseil, généralement le mercredi, ont indiqué les sources.
Depuis le mois dernier, les réunions du Conseil débutent donc le mercredi matin et plus le mercredi après-midi, et la session du jeudi commence une demi-heure plus tôt qu’auparavant, afin de laisser plus de temps au débat, ont précisé ces sources.
« Nous fournissons désormais des analyses plus complètes dans les documents d’appui en amont des réunions afin que les présentations puissent être plus concises et d’éviter les répétitions », a déclaré un porte-parole de la BCE.
« En débutant les réunions plus tôt, le Conseil des gouverneurs se donne davantage de temps pour parvenir à une conclusion commune sur les perspectives économiques et pour prendre des décisions de politique monétaire collectives », a-t-il ajouté.
« PEU DE TEMPS ET PEU D’ÉNERGIE POUR DÉBATTRE »
« Les présentations de Philip (Lane) peuvent aller jusqu’à plus de 60 pages et sont absolument épuisantes », a dit l’une des sources. « Et bien sûr, nous devons tout boucler à temps pour la conférence de presse, donc il reste peu de temps et, à vrai dire, peu d’énergie pour débattre. »
Philip Lane s’est refusé à tout commentaire sur ces informations.
En tant qu’économiste en chef, Philip Lane expose son analyse des perspectives économiques et soumet des propositions au Conseil lors de chaque réunion, et il présente des prévisions économiques tous les trois mois. Isabel Schnabel, qui dirige les activités de supervision des marchés de la BCE, donne pour sa part sa vision de l’évolution des conditions de financement.
Si les nouvelles directives s’appliquent à l’un comme à l’autre, les sources ont admis que les présentations d’Isabel Schnabel étaient généralement plus courtes que celles de Philip Lane et qu’elle n’était donc pas la première concernée par les changements.
« Philip dispose d’une voix surdimensionnée dans les discussions, le rééquilibrage est donc une bonne chose », a dit l’une des sources qui ont toutes requis l’anonymat en raison du caractère sensible du sujet.
Philip Lane envoie désormais des informations aux autres membres du Conseil avant les réunions afin qu’ils puissent consacrer plus de temps aux discussions, ont ajouté les sources.
Parmi les signes qui suggèrent aussi un changement d’attitude de Christine Lagarde figure le fait qu’elle a proposé à Joachim Nagel, le président de la Bundesbank allemande, de prendre la parole dès le début des échanges lors de la réunion de politique monétaire d’avril alors qu’il ne semblait pas l’avoir sollicitée.
Joachim Nagel, en poste depuis janvier, s’est exprimé à plusieurs reprises en faveur d’une réduction du soutien monétaire de la BCE et d’un relèvement des taux pour éviter un ancrage de l’inflation, qui a atteint 7,5% sur un an en avril.
« Lagarde a dit: ‘Je crois que Joachim voulait dire quelque chose' », a rapporté l’une des sources.
Philip Lane et les équipes chargées des prévisions au sein de la BCE ont sous-estimé à plusieurs reprises les tensions inflationnistes depuis l’été dernier alors que plusieurs banques centrales nationales ont averti que la hausse des prix serait plus importante et plus durable que prédit par l’institution.
Ses soutiens expliquent qu’il était impossible de prévoir les vagues successives de la pandémie de COVID-19 ou l’invasion de l’Ukraine par la Russie, des facteurs qui ont perturbé le commerce mondial et favorisé l’envolée des prix de l’énergie.
D’autres grandes banques centrales, y compris la Réserve fédérale américaine et la Banque d’Angleterre, ont d’ailleurs elles aussi été incapables de prévoir l’évolution des prix ces derniers mois même si elles ont admis plus rapidement que l’inflation n’était pas aussi « transitoire » qu’elles le pensaient initialement.
LES FUITES SUR LES DÉBATS IRRITENT LAGARDE
Les erreurs de prévision de la BCE ont obligé celle-ci à changer radicalement de discours en quelques semaines seulement: Christine Lagarde, après avoir déclaré qu’une hausse des taux cette année était très improbable, laisse désormais entendre que la première hausse pourrait avoir lieu dès juillet.
La présidente de l’institution avait annoncé dès son arrivée en 2019 qu’elle entendait rendre le processus de décision plus inclusif, après la fin de mandat tendue de son prédécesseur, Mario Draghi.
Les réunions du Conseil des gouverneurs commencent en principe le mercredi par des présentations des équipes de la BCE, avant un dîner informel auquel participent les membres du directoire et les dirigeants des banques centrales nationales.
Elles reprennent le jeudi matin avec les propositions détaillées de Philip Lane puis les discussions qui aboutissent aux décisions de politique monétaire, pour se terminer par un déjeuner avant la publication des conclusions du Conseil.
La tension au sein de la BCE avait en fait commencé à monter dès l’été dernier, lorsque plusieurs gouverneurs avaient remis en cause la prévision de Philip Lane d’un retour de l’inflation à près de 2% (l’objectif de la BCE) avant la fin de cette année, tout en se plaignant que l’économiste en chef leur laisse peu de temps pour exposer leur point de vue.
La BCE a reconnu des erreurs tout en notant que d’autres prévisionnistes s’étaient eux aussi trompés sur la zone euro et que certaines hypothèses, notamment liées aux prix de l’énergie, expliquaient pour les trois quarts les erreurs d’appréciation.
Philip Lane n’a pas été publiquement critiqué par des membres du Conseil mais plusieurs d’entre eux s’en sont pris aux prévisions de ses équipes. La frustration générée par l’organisation des réunions du Conseil a parallèlement conduit certains à exprimer publiquement leur désaccord et d’autre à laisser « fuiter » des informations sur les débats en cours.
« Christine (Lagarde) est vraiment contrariée par les fuites et c’est une nouvelle tentative pour tenter des les empêcher », a dit l’une des sources.
(Reportage Balazs Koranyi et Francesco Canepa, version française Marc Angrand)
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