Le Qatar, entre Mondial et agenda religieux
Alors que la Coupe du monde de football démarre ce dimanche 20 novembre, zoom sur le pays organisateur, passé maître dans l’usage du soft power à coup de milliards et de prosélytisme islamique.
Que cherche le Qatar en organisant le Mondial de foot, dont le coup d’envoi aura lieu ce 20 novembre? Dans ce pays où l’islam est religion d’Etat, l’achat d’influence ne serait jamais totalement déconnecté du projet d’expansion de l’islam politique. Explications avec le journaliste Christian Chesnot, spécialiste du Qatar et auteur du récent Le Qatar en 100 questions: les secrets d’une influence planétaire (Ed. Tallandier).
Comment décririez-vous le Qatar, d’un point de vue religieux?
Le Qatar est un pays musulman, qui se réclame de la tradition wahhabite, soit un courant de pensée de l’islam plutôt conservateur et rétrograde. Un choix opéré au début du XXe siècle pour des raisons principalement opportunistes: l’émir de l’époque cherchait surtout à se protéger de ses voisins – les Turcs, les Barheïnis et les Emiriens –, et se rapprocher ainsi de l’Arabie saoudite pour bénéficier de sa protection.
S’il fait partie des 43 pays au monde qui maintiennent une religion d’Etat, le Qatar présente cependant une version plus édulcorée du wahhabisme. Il n’a jamais eu ce côté moyenâgeux propre à l’Arabie saoudite: par exemple les femmes peuvent conduire et la musique n’y est pas interdite.
Qu’en est-il de la liberté religieuse?
Elle est reconnue et acceptée, en tout cas pour les chrétiens. Il est à noter que le Qatar a été le premier pays, en terre wahhabite, à offrir un terrain pour la construction d’une église, en 2008: Notre-Dame du Rosaire. C’était quand même le signe d’une sacrée ouverture. Cela serait inimaginable en Arabie saoudite, où tout le territoire est considéré comme saint. Contrairement aux chrétiens, estimés entre 300’000 et 400’000, il n’y a pas de communauté juive au Qatar. La situation est plus compliquée pour les hindouistes et bouddhistes, car ils n’appartiennent pas aux «Religions du livre» (les 3 monothéismes, selon le Coran, ndlr.). S’il n’y a pas forcément de répression, ces croyants sont obligés de pratiquer secrètement leur religion.
Le Qatar reste pourtant un pays très conservateur…
Absolument. Le Qatar est une société bédouine très conservatrice et traditionnelle. On s’y marie entre cousins et la polygamie y est acceptée. L’émir actuel a deux femmes, son père trois. Ce pays est aussi marqué par son adhésion à l’idéologie des Frères musulmans, soit l’islam politique. Dans les années 1960, de nombreux opposants égyptiens, dont des responsables des Frères musulmans, se sont réfugiés au Qatar, mais aussi en Arabie et au Koweït. Le fameux cheikh Youssef al-Qaradaoui, connu pour ses prédications sur Al Jazeera, sera d’ailleurs à l’origine de l’université qatarienne. D’un point de vue diplomatique et politique, le Qatar suit clairement la ligne des Frères musulmans.
On parle d’ailleurs d’accointances avec le Hamas…
Effectivement, Doha entretient d’excellentes relations avec le Hamas, qui est finalement la branche palestinienne des Frères musulmans. On reste donc dans le même cadre idéologique. Le Qatar finance d’ailleurs la bande de Gaza, qui vit grâce au pétrodollar et au gazodollar qatariens. Et avec la guerre en Ukraine et la pénurie énergétique, le Qatar va être encore plus courtisé sur la scène internationale.
Faut-il s’inquiéter de cette puissance financière sur le plan de la liberté religieuse?
Le Qatar, ce n’est jamais blanc ou noir. Si l’émir de la famille royale est plutôt éclairé en matière de liberté religieuse, le Qatar a également des velléités de prosélytisme et d’expansion de l’islam. Lors de l’écriture Qatar Papers (Ed. Michel Lafon, 2019), nous avions évalué, avec mon collègue Georges Malbrunot Malbrunot (avec lequel il avait été pris en otage en Irak en 2004, ndlr.), à peu près 140 projets de financement de mosquées dans toute l’Europe, y compris en Suisse.
Via l’ONG Qatar Charity, Doha a financé à hauteur de près de 4 millions d’euros la construction de mosquées à La Chaux-de-Fonds, Bienne, Lugano et Genève. Derrière cette expansion, on retrouve d’ailleurs Tariq Ramadan, le médiatique prédicateur, payé de nombreuses 35’000 euros par mois par le Qatar comme «consultant» pour la Qatar Foundation, autre ONG de l’émirat.
Vous parleriez d’un agenda caché?
On se pose évidemment des questions. Quand vous achetez des hôtels, des entreprises et des clubs de sports à Lausanne, Paris, Barcelone, il n’y a rien à redire, cela fait partie du business. Mais quand vous commencez à toucher à la religion, on se demande à quoi vous jouez. Quel est l’intérêt pour ce petit pays d’avoir 140 projets de mosquées, de racheter un lycée musulman en France ou un centre de formation des imams? En France, entre 2008 et 2019, Qatar Charity a octroyé une trentaine de millions d’euros à 22 associations ou centres islamiques, dont la Mosquée de Mulhouse. Et on n’est pas simplement sur de petits centres associatifs, on est vraiment sur des projets de mosquées-cathédrales!
A vos yeux, quels buts poursuivrait le Qatar?
Doha cherche avant tout à exister sur la scène internationale. En moins de vingt ans, ce pays a connu une ascension fulgurante, en développant un soft power redoutable. On est clairement dans de l’achat d’influence, les qatariens désirant se créer des réseaux d’allégeance et de loyauté. Dans cette zone grise se cache également une véritable entreprise de prosélytisme, qui ne s’arrête pas au financement de l’islam d’Europe. Avec l’ONG Qatar Charity, tout en faisant de l’humanitaire et en construisant des puits, Doha a également financé des mosquées en Afrique. Et dans des pays comme le Niger, le Sénégal ou le Mali, on n’est évidemment pas dans la diffusion d’un islam des Lumières…
Quelles limites est-il possible de poser face à une telle puissance économique?
En France, la création de la loi sur le séparatisme et le communautarisme a imposé un certain blocus. Tout financement étranger doit désormais être déclaré et validé par les autorités. La réalité est cependant plus complexe, car ces financements ne proviennent pas forcément de l’Etat du Qatar en tant que tel, mais de personnalités privées, et là, la surveillance est plus difficile à opérer…
Quel impact aura ce Mondial sur ces questions?
Dès le début, ce Mondial a été conçu comme une opération de soft power. Pour Doha, c’est une formidable opération de relations publiques. Vous avez un événement qui va être regardé par 3-4 milliards de personnes dans le monde. En termes d’exposition, il n’y a pas mieux. Mais cet événement représente cependant un immense défi pour un pays pratiquant l’islam rigoriste. On peut s’attendre à un certain nombre de couacs, notamment en ce qui concerne l’alcool et les relations sexuelles hors mariage. Mais cela ne semble pas effrayer Doha, pour qui ce Mondial est déjà pensé comme un tremplin pour les Jeux olympiques de 2036.