Noël sur le bûcher de l’inclusivité?
Aux Etats-Unis comme au sommet de la Commission européenne, la référence à Noël ne semble plus être en odeur de sainteté. Plusieurs voix s’élèvent pour préconiser l’emploi de formulations plus inclusives pour évoquer cette période de l’année. Comment comprendre ces recommandations et quelle légitimité leur donner?
Lancer un «Joyeux Noël» à la cantonade pourrait-il désormais sonner comme une offense? C’est en tout cas le souci qu’exprimait, l’an passé, un document interne de la Commission européenne pour la promotion du langage inclusif. Entre autres recommandations visant à éviter toute discrimination langagière – que celles-ci soient sur le plan du genre, de l’orientation sexuelle ou encore de la race –, les directives engageaient, sur le plan de la diversité des croyances, à «s’abstenir de considérer que tout le monde est chrétien». Souhaiter de «Bonnes fêtes de fin d’année» serait ainsi plus approprié en termes d’inclusivité.
Si le document a été retiré suite à la polémique qu’il a suscitée, la référence à Noël semble déjà jugée problématique pour certains. Aux Etats-Unis, en 2018 déjà, un sondage révélait que 53% des millenials estimaient plus correct d’utiliser d’autres expressions, plus inclusives, pour se référer à cette période de l’année.
«Outre-Atlantique, typiquement, on utilise beaucoup la formule Season’s Greetings», relève le sociologue Sandro Cattacin, de l’Université de Genève. «L’idée est de pouvoir s’adresser à tout le monde et pas seulement à une partie de la population», légitime-t-il. Et d’insister: «Il ne s’agit aucunement de s’ériger contre une religion, mais plutôt d’inclure toutes les religions ainsi que les personnes athées.»
Un vœu égalitariste
L’historienne et sociologue française Valentine Zuber, spécialiste de l’histoire de la tolérance religieuse et des laïcités, voit également dans ces initiatives une volonté d’ajustement. «A l’heure où chacun revendique son identité, avec les frottements et les controverses que l’on connaît, il n’est pas étonnant que le pouvoir européen cherche à être plus surplombant et égalitariste», analyse-t-elle. Cette précaution serait d’ailleurs passablement entrée dans les mœurs dans le cadre professionnel, fait-elle remarquer, où la formule «Belles fêtes de fin d’année» est «largement préconisée dans les correspondances afin d’éviter toute discrimination».
«Les millenials sont très marqués par ce qu’on appelle le wokisme, soit la croyance selon laquelle notre société est structurée autour d’une multitude de relations de pouvoir et d’oppression cachées, qui se définissent en premier lieu par l’expérience vécue de leurs victimes», explique Olivier Massin, professeur de philosophie à l’Université de Neuchâtel. «Dire « Joyeux Noël » dans cette optique, c’est heurter la sensibilité de ceux qui n’appartiennent pas à la tradition chrétienne.»
Principe de réalité
Qu’en pensent les intéressés? On se souvient qu’en décembre 2006, après deux semaines de polémique autour des fêtes de Noël à l’école, différentes organisations islamiques de Suisse avaient lancé un appel commun pour défendre le maintien des traditions de Noël à l’école. «Les bannir serait inadéquat et contraire à la paix religieuse», formulaient-ils alors. Le climat aurait-il évolué depuis?
Contacté, Hafid Ouardiri, directeur de la Fondation pour l’Entre-Connaissance, se montre tout autant sévère face à cette nouvelle précaution langagière. «Pour le musulman que je suis, comme la majorité de mes pairs, je ne trouve rien de légitime à la promotion de ce langage inclusif», affirme-t-il. «Ces revendications manquent de bon sens et sont incompréhensibles: les Droits de l’homme ainsi que toutes les Constitutions dans les Etats de droit garantissent la liberté de conscience et de croyances, ce qui autorise l’usage d’expressions propres sans interdit ni restriction aucune.»
Même virulence du côté du rabbin François Garaï, représentant de la communauté juive libérale de Genève. «Cette revendication me semble puérile», assène-t-il. Et de formuler: «En tant que juif, je ne me suis jamais senti offensé ou dérangé par ces vœux de Noël. S’en sentir discriminé serait, à mes yeux, l’expression d’une fragilité quant à son identité.»
Une fête plus qu’une religion
L’irritation serait-elle davantage à rechercher du côté des athées? «Pour moi, Noël n’a de toute façon plus rien de chrétien», lâche Thierry Dewier, président de l’association de défense de la laïcité La Libre Pensée romande. D’une certaine manière, le sociologue Sandro Cattacin le confirme: «Noël s’est aujourd’hui distancé de ses racines religieuses. On le voit notamment clairement en Chine, où cette fête est célébrée malgré l’athéisme d’Etat.»
«Aujourd’hui plus commerciale que religieuse, la fête de Noël est aujourd’hui partagée par tous», observe également l’historienne Valentine Zuber. «Je crois qu’il y a très peu de gens qui ne célèbrent pas ce moment de l’année», ajoute-t-elle. Même son de cloche du côté de Nadine Richon, co-fondatrice du Réseau laïque romand: «De nos jours, dans nos sociétés multiculturelles et sécularisées, Noël est déjà une fête inclusive qui n’exige pas d’être chrétien pour en profiter sur un mode convivial, si on en a envie.» Et d’ironiser: «Avoir peur de nommer Noël relève de la superstition: ni le mot ni la fête ne rendent chrétiens!»
Idéologies du langage
Noël appartiendrait donc à tout le monde, mais pas son appellation? Le sociologue Sandro Cattacin rappelle qu’il y a toujours eu «une lutte autour des mots»: «La langue s’adapte aux changements sociaux et s’ajuste aux comportements qui sont jugés acceptables dans une société.» A ses yeux, la bonne santé d’une société se mesurerait précisément «à la manière dont elle intègre, dans son discours, les plus faibles, c’est-à-dire en ne les renvoyant pas toujours à leur statut de minorité.» Le chercheur illustre alors son propos par un détour du côté de l’urbanisme: «Au lieu de planifier les villes en fonction de l’homme moyen, et ensuite corriger pour que les personnes âgées ou handicapées puissent accéder à l’espace public, il vaudrait mieux prendre dès le départ les personnes les plus fragiles comme référents.»
Valentine Zuber souligne justement qu’«à une époque où la foi chrétienne est minorée, l’éventualité de la suppression du mot « Noël » heurte aussi les chrétiens». Aux yeux de l’historienne, les attaques contre Noël risquent même de susciter «un sursaut identitaire», la polémique risquant d’être «instrumentalisée par des personnes défendant plus un christianisme culturel et patrimonial que l’Evangile».
De son côté, Olivier Masson se montre également très critique, considérant «le wokisme comme une idéologie délétère»: «Nous ne pouvons pas sans risque tourner brusquement le dos à notre longue histoire», signale-t-il. «Cette culture de l’effacement me semble extrêmement pernicieuse sur le long terme», conclut pour sa part le rabbin François Garaï. «Déraciner l’être humain n’est jamais une bonne chose.» Le sociologue Sandro Cattacin se veut toutefois rassurant: «De toute manière, on n’impose jamais un langage à une société, c’est elle qui en décide.»