Les Européens s’interrogent sur le déploiement d’une force militaire en Ukraine après-guerre
PARIS (Reuters) – Les pays européens ont commencé à discuter du déploiement de soldats en Ukraine si la guerre devait s’arrêter, alors que le président élu américain Donald Trump a clairement indiqué qu’il n’enverrait pas de troupes américaines pour garantir la sécurité de Kyiv, ont déclaré à Reuters des responsables européens et des diplomates.
Sous l’impulsion du président français Emmanuel Macron, les discussions au niveau européen n’en sont qu’à leurs débuts. Mais elles ont déjà mis en évidence les défis majeurs que présente une mission aussi risquée, ainsi que les divergences sur ses objectifs et son mandat, et même sur l’opportunité d’aborder la question dès à présent.
Les dirigeants européens ne veulent pas donner au président russe Vladimir Poutine l’impression qu’ils croient que le temps des négociations est venu et que la Russie pourra conserver les gains territoriaux qu’elle a obtenus sur le champ de bataille.
Alors que l’Ukraine est sur la défensive face aux assauts répétés de l’armée russe, ces dirigeants disent publiquement se concentrer sur l’augmentation de l’aide militaire et économique à Kyiv et ne voir aucun signe que Vladimir Poutine soit prêt à entamer des négociations de paix.
Pourtant, en coulisses, certains responsables réfléchissent à la manière dont les pays européens pourraient fournir des garanties de sécurité à l’Ukraine en cas de cessez-le-feu ou d’accord de paix, notamment par le biais du déploiement d’une force de dizaines de milliers de soldats sur le sol ukrainien.
Une telle initiative augmenterait le risque de confrontation directe avec la Russie et mettrait à rude épreuve les armées européennes, dont les stocks d’armes ont été sérieusement entamés par le soutien à l’Ukraine et qui se sont habituées à se reposer sur la puissance militaire des Etats-Unis pour les missions d’envergure.
Elles ne pourront pas le faire cette fois-ci, Donald Trump ayant clairement exclu que l’armée américaine joue un rôle dans la supervision de l’application d’un cessez-le-feu, et renvoyé cette responsabilité aux Européens lors de discussions avec Emmanuel Macron et le président ukrainien Volodimir Zelensky à Paris le 7 décembre, selon deux sources.
Cela pourrait contraindre les Européens à envoyer un nombre significatif de soldats sur le terrain, que l’Ukraine obtienne une garantie de sécurité en rejoignant l’Otan – comme elle espère le faire – ou dans le cadre d’accords de sécurité bilatéraux.
« Même si l’Otan apportait une garantie de sécurité, d’où viendrait l’impulsion sur le terrain ? Elle serait européenne, donc nos chefs d’état-major préparent déjà des plans que les dirigeants européens pourraient envisager à l’avenir », a déclaré un haut responsable européen.
Les grandes nations européennes comme la France, l’Allemagne, l’Italie, la Pologne et la Grande-Bretagne pourraient constituer le gros de la force, estiment les responsables.
MACRON CRITIQUÉ
Emmanuel Macron a essuyé des critiques pour avoir soulevé publiquement cette question, compte tenu de la sensibilité politique de l’envoi de troupes pour une telle mission.
Après s’être entretenu avec le président français la semaine dernière, le Premier ministre polonais Donald Tusk a déclaré que Varsovie n’avait pas l’intention de participer à une telle force.
Le ministre allemand de la Défense, Boris Pistorius, a déclaré lundi que Berlin jouerait probablement un rôle dans la supervision d’un cessez-le-feu, mais qu’il était bien trop tôt pour dire quel type de force serait nécessaire.
Volodimir Zelensky a estimé que la question pourrait abordée lors des discussions qu’il aura avec le secrétaire général de l’Otan, Mark Rutte, et d’autres dirigeants européens mercredi soir à Bruxelles.
Mais Mark Rutte lui-même a appelé la semaine dernière les responsables de l’Otan et de l’Ukraine à se montrer « un peu plus discrets » lorsqu’ils évoquent les scénarios envisageables pour l’avenir du conflit en Ukraine.
« Si vous discutez de tout cela ouvertement dès à présent, pourquoi Poutine viendrait-il à la table de négociations alors qu’il a le sentiment d’obtenir ce qu’il veut », a fait valoir l’ancien Premier ministre néerlandais.
Selon les experts, le débat a jusqu’à présent révélé une certaine confusion quant au fait de savoir si une future mission européenne assumerait un rôle traditionnel de maintien de la paix, comme la surveillance d’une ligne de cessez-le-feu, ou si elle constituerait un moyen de dissuasion solide contre toute nouvelle attaque de la Russie.
Les responsables italiens ont parlé de maintien de la paix, tandis que les responsables français et ukrainiens ont mis l’accent sur la dissuasion.
COMBIEN DE SOLDATS ?
Une force de dissuasion pourrait être formée par une coalition de cinq à huit pays, a déclaré un responsable ukrainien au courant de certaines discussions.
Les experts se gardent de se prononcer trop précisément sur le nombre de soldats nécessaires pour constituer une telle force, soulignant que cela dépendrait en grande partie de la mission attribuée à cette dernière. Certains experts ont suggéré qu’une force d’environ 40.000 hommes serait envisageable.
Selon Franz-Stefan Gady, un ancien militaire autrichien qui travaille actuellement à l’Institut international d’études stratégiques, le nombre total de soldats concernés pourrait s’élever à 100.000 en tenant compte des rotations d’unités.
« Il est certain que les armées de terre européennes seraient mises à rude épreuve », souligne-t-il.
Un responsable européen de la sécurité, s’exprimant sous le sceau de l’anonymat, a également estimé que la mobilisation de 100.000 soldats pourrait être nécessaire.
Selon Franz-Stefan Gady, les Européens pourraient parvenir à constituer une telle force à condition de réduire leur participation à d’autres missions de maintien de la paix, par exemple dans les Balkans.
L’Europe, les États-Unis et d’autres pays ont déployé quelque 60.000 soldats en Bosnie et 50.000 au Kosovo dans les années 1990, mais ces missions sont aujourd’hui beaucoup moins importantes.
La composition d’une force internationale en Ukraine, qui devrait être acceptable pour les deux parties en conflit, de même que son mandat précis, font également l’objet d’un débat.
Le ministre italien de la Défense, Guido Crosetto, a estimé qu’elle devrait être placée sous l’égide des Nations unies. Mais d’autres responsables considèrent que cela donnerait trop de pouvoir d’influence à la Russie, membre permanent du Conseil de sécurité de l’Onu et dotée à ce titre d’un droit de veto.
Les Européens devraient également persuader les États-Unis de s’impliquer d’une manière ou d’une autre, au moins en fournissant du renseignement et d’autres formes d’aide opérationnelle, selon les experts.
Parmi les questions les plus critiques encore sans réponse se pose celle des règles d’engagement potentielles. En clair, « que se passerait-il si un soldat européen se faisait tirer dessus ? », s’interroge un responsable militaire français.
(Reportage de John Irish et Michel Rose à Paris, Lili Bayer et Andrew Gray à Bruxelles, Sabine Siebold, Andreas Rinke et Alexander Ratz à Berlin, Jonathan Landay et Gram Slattery à Washington, Angelo Amante à Rome, Anne Kauranen à Helsinki, Jacob Gronholt-Pedersen à Coppenhague, Johan Ahlander à Stockholm et Liz Piper à London ; rédigé par John Irish et Andrew Gray ; version française Tangi Salaün, édité par Augustin Turpin)