La lutte contre l’inflation aura des retombées planétaires
par Balazs Koranyi et Howard Schneider
JACKSON HOLE, Wyoming (Reuters) – Le discours des principaux responsables financiers mondiaux est de plus en plus clair: l’inflation est en train de s’installer durablement et la contenir nécessitera un effort exceptionnel qui risque de déclencher une récession, donc une remontée du chômage et de graves difficultés pour les pays émergents.
L’enjeu en vaut pourtant la chandelle: il a fallu plusieurs décennies aux banques centrales pour gagner en crédibilité en matière de lutte contre l’inflation, et perdre la bataille actuelle remettrait en cause ce processus, au risque de saper les fondations de la politique monétaire moderne.
« Regagner et préserver la confiance nous oblige à ramener rapidement l’inflation à notre objectif », a déclaré Isabel Schnabel, membre du directoire de la Banque centrale européenne (BCE). « Plus longtemps l’inflation restera élevée, plus grand sera le risque que l’opinion publique perde confiance dans notre détermination et notre capacité à préserver le pouvoir d’achat. »
« Même si nous entrons en récession, nous n’avons tout simplement guère d’autre choix que de maintenir l’orientation de notre politique », a-t-elle ajouté. « Si les anticipations d’inflation venaient à ne plus être ancrées, l’impact sur l’économie serait encore pire. »
L’inflation est proche de 10% dans bon nombre des principales économies de la planète, du jamais vu depuis près de 50 ans, et en dehors des Etats-Unis, son pic semble encore loin d’être atteint.
Le problème est que les banques centrales ont relativement peu de prise sur l’évolution des prix.
D’abord parce que celle-ci provient pour l’essentiel de l’évolution des cours de l’énergie liée à la guerre en Ukraine, un choc d’offre que la politique monétaire ne peut pas résoudre seule, ensuite parce que ces tensions sont exacerbées par la croissance des dépenses publiques, les gouvernements multipliant les mesures de soutien au pouvoir d’achat.
LES VENTS DE LA MONDIALISATION SONT EN TRAIN DE TOURNER
Une étude présentée à Jackson Hole conclut ainsi que la moitié de l’inflation américaine est influencée par la politique budgétaire et que la Fed ne parviendra à reprendre le contrôle des prix que si elle coopère avec le pouvoir politique.
Plus largement, un nouveau régime inflationniste semble être en train de s’installer, au risque de maintenir durablement la pression à la hausse sur les prix.
La démondialisation, la refonte des alliances stratégiques liée à la guerre en Ukraine, l’évolution démographique et l’augmentation des coûts de production dans les pays émergents pourraient ainsi nourrir ce phénomène.
« L’économie mondiale semble à l’orée d’une évolution historique dans laquelle un grand nombre des vents favorables en matière d’offre qui ont contribué à contenir l’inflation semblent se transformer en vents contraires », a résumé à Jackson Hole Agustín Carstens, le directeur général de la Banque des règlements internationaux (BRI).
« Si c’est le cas, la remontée récente des tensions inflationnistes pourrait se révéler plus persistante. »
Tous ces éléments plaident pour des hausses de taux d’intérêt rapides et le maintien de taux élevés pendant plusieurs années.
Problème: le durcissement de la politique de la Fed aura des répercussions bien au-delà des Etats-Unis et sera particulièrement douloureux pour les pays émergents, un facteur que la banque centrale ne peut pourtant pas se permettre de prendre en compte.
DÉJÀ DE GRANDES DIFFICULTÉS POUR CERTAINS PAYS ÉMERGENTS
« La crédibilité des 40 dernières années est en jeu, donc elle va faire reculer l’inflation quelles qu’en soient les conséquences, y compris si cela implique des dommages collatéraux dans le monde émergent », estime Peter Blair Henry, professeur émérite de la New York University Stern School of Business.
De nombreux pays émergents empruntent sur les marchés en dollars et la hausse des taux américains accroît donc leurs coûts de la dette, tout en détournant des flux de capitaux vers les Etats-Unis, ce qui fait monter les primes de risque et complique encore leur financement.
De plus, l’appréciation du dollar face à la plupart des autres monnaies alimente l’inflation dans de nombreux pays émergents.
La Chine et l’Inde semblent relativement préservés de ce point de vue mais des pays comme la Turquie ou l’Argentine souffrent déjà.
« Il y a un certain nombre d’économies ‘frontières’ et de pays à bas revenus qui ont vu leurs écarts de rendements s’envoler à des niveaux que nous appelons de détresse ou de quasi-détresse, soit entre 700 et 1.000 points de base », a dit Pierre-Olivier Gourinchas, l’économiste en chef du Fonds monétaire international (FMI).
Cette situation, a-t-il précisé, concerne déjà environ 60% des pays à bas revenus et une vingtaine d’entre eux « ont encore accès aux marchés mais leurs conditions d’emprunts se sont beaucoup détériorées ».
S&P Global, de son côté, juge désormais élevé ou très élevé le risque lié aux emprunteurs sud-africains, argentins et turcs, comme aux institutions financières chinoises, indiennes ou indonésiennes.
« Il y a un petit nombre d’économies ‘frontières’ comme le Sri Lanka, la Turquie, qui seront frappées si la Fed relève les taux et si les taux restent élevés », dit Eswar Prasad, professeur d’économie à l’université Cornell. « À un horizon de deux ou trois ans, la situation va commencer à devenir difficile. »
(Avec Ann Saphir, version française Marc Angrand, édité par Kate Entringer)